STRASBOURG – Eglise protestante Sainte-Aurélie

Photo : J.Ph.Grille

André Silbermann

1718

Classé au titre des Monuments historiques en 1997 (buffet) et 2000 (partie instrumentale)

C’est en mai 1718 qu’André Silbermann acheva son orgue dans l’ancienne église Sainte-Aurélie qui datait sans doute du 12ème siècle. Il dota son instrument de trois chapes vides, pour pouvoir ajouter des jeux par la suite. L’orgue était « au ton de Cornet » (la bémol = 440Hz) L’inauguration eut lieu le 22 mai 1718, par Georg Christoph Lautensack (1622-1692) organiste du Temple Neuf, dès 1681 et par Spielmann. Comme le confirma l’étude menée par la manufacture Blumenroeder en 2013-2014, c’était le plus « Saxon » des orgues d’André Silbermann. Il était harmonisé très fort (plein-vent) pour soutenir le chant d’une communauté qui devait être particulièrement « en voix ». Non seulement l’harmonisation était spécifique, mais la géométrie des bouches semble avoir été conçue ainsi dès la construction des tuyaux. Cet orgue a été doté de caractéristiques qui le rapprochent des instruments de Gottfried (le frère d’André qui continua sa carrière en Saxe). Et, comme l’aspect extérieur se devait d’être en harmonie avec le style musical, les tourelles du buffet ont été dotées de plus de 5 tuyaux, les éloignant du « canon » classique français (Thierry). Avec ses deux Fournitures, sa Cymbale et ses fonds de pédale sans tirant (parlant en permanence, tout comme l’était la tirasse), c’était vraiment un orgue « luthérien » : il était destiné à soutenir le chant de l’assemblée, et celle-ci chantait très fort ! Malgré cela, et assez paradoxalement, on ressentit plus tard le besoin de le doter d’un Cromorne. Ce jeu utilisé par des pièces destinées à « commenter » la liturgie (et n’intervenant pas dans le soutien du Choral) est traditionnellement plus « catholique ».

 

 

En 1727, André Silbermann vint réparer son orgue. Les soufflets cunéiformes posaient problème. Une autre réparation fut nécessaire en 1739. En 1762, on demanda à Jean-André Silbermann de placer un Cromorne à la place de la Voix humaine.

En 1763 l’église menaçant ruine fut abattue. L’instrument fut démonté par Johann Heinrich Silbermann, et installé dans le nouvel édifice fin 1765, par Jean-André Silbermann. Les travaux (alors inachevés) reprirent après Noël (donc en 1766), et durèrent jusqu’en mars. Jean-André Silbermann ajouta une Tierce pour le grand-orgue, et un Nazard et une Tierce pour le positif (sur les chapes laissées vides à la construction). Il revint entretenir l’orgue en 1776.

En 1788-90, l’orgue fut à nouveau complété par Conrad Sauer (« successeur » des Silbermann). Un nouveau couronnement central fut posé, typique de l’ornementation luthérienne « orthodoxe » encore en vigueur à Strasbourg à cette époque. Ce couronnement présente un extrait du Psaume 98, « Lobet den Hernn mit Harfen und Psalmen », nimbé de nuages et de rayons. C’est aussi en 1790 que l’orgue a été peint en blanc et dorures (la date figure au revers du fameux couronnement central).

L’entretien passa ensuite à George Wegmann, de 1834 à 1856. Le diapason fut baissé à 415 Hz, et la composition mise au goût du jour, par ajout d’un Bourdon 16′, un Salicional 8′ et un Violoncelle 8′. En 1865, l’orgue a été réparé par les frères Wetzel, qui en assuraient l’entretien depuis 1860 environ. Charles et Emile remplacèrent les 3 soufflets cunéiformes par un réservoir à lanterne en 1865. L’instrument a été endommagé pendant le siège de Strasbourg, en août 1870. Fin 1870, les dégâts furent réparés par les frères Wetzel : 4 tuyaux de façade et un tuyau intérieur. En 1883, Charles Wetzel fit un devis pour une transformation d’envergure. Mais en 1884, c’est Heinrich Koulen qui était chargé de l’entretien de l’orgue. L’instrument avait alors 23 jeux. Lors des délibérations portant sur ces entretiens, on rappelle que l’instrument est suffisant pour accompagner les chants, et que le concert n’est pas sa vocation.

Ce Silbermann a été donc été confié aux organiers strasbourgeois selon le même schéma qu’à la Cathédrale : d’abord les Sauer, puis Wegmann, les Wetzel et Koulen. L’originalité dans l’historique apparaît ensuite, puisque ce n’est pas à Roethinger mais à Dalstein-Haerpfer que l’on confia la reconstruction de 1911. Il faut y voir, évidemment, l’influence d’Albert Schweitzer.

L’instrument fut donc reconstruit en 1911 par Dalstein-Haerpfer. Une expertise menée par Albert Schweitzer en avril 1910, conclut qu’il fallait remplacer les deux claviers et les sommiers. Tant qu’à remplacer les sommiers, on décida de passer à 33 jeux. Et, évidemment, de placer une console neuve. C’était un des orgues préférés d’Albert Schweitzer : il choisit cet instrument pour enregistrer en 1936 des œuvres de Bach et les 3 chorals de Franck.

En 1952, à l’apogée de l’esthétique néo-classique, on demanda à Ernest Muhleisen de reconstruire l’instrument selon les standards de l’époque. Il devint une grande machine de 55 jeux sur trois manuels (dont 16 à la pédale !), conçue pour interpréter  la quasi intégralité du répertoire pour orgue. La transmission était mécanique, les accouplements étant assistés par machine Barker. Il restait quand même 7 jeux de Silbermann. La composition était due à Jean Daniel Weber (et adoubée par Alexandre Cellier, André Marchal, Marcel Dupré et Norbert Dufourcq). La partie historique du buffet ne fut pas modifiée (bien que l’espace dévolu à l’orgue ait été considérablement élargi), mais on ajouta des jouées d’inspiration rocaille de part et d’autre de la boîte expressive, solution trouvée par l’architecte Jean Sorg. L’orgue fut inauguré en juillet 1952 par Jean Daniel Weber (Strasbourg, Sainte-Aurélie) et Charles Muller (Strasbourg, conservatoire) (J.S. Bach, dont le prélude en Ré majeur, « Allein Gott in der Höh sei Ehr », et le Choral du Veilleur). Les commentaires sur la perfection du travail réalisé ont été confiés à Alexandre Cellier, qui, selon une habitude déjà ancienne, distingua quelques jeux par des louanges particulières. Il s’agissait de la Gambe et de la Voix céleste du récit, et de son Hautbois.

L’orgue a été réparé (mécanique de pédale) et relevé par la manufacture Muhleisen en 1987.

En voici la composition en 1991 :

 

La console Muhleisen vers 2000

 

Photo : Alexis Platz

Le buffet Silbermann a été beaucoup modifié pour faire rentrer 52 jeux !

 

Photo : Christian Lutz
 

Mais le style néo-classique a vite montré ses limites. En 2015 le projet de revenir à plus authentique a vu le jour. L’orgue a été reconstruit par la manufacture Quentin Blumenroeder. On a choisi de revenir à la situation de 1768 dans le buffet de 1790, et avec une Voix humaine comme en 1718 (et non un Cromorne). La Fourniture du grand-orgue, qui avait été placée dans l’orgue Link de Berstett, a été rachetée par la paroisse Sainte-Aurélie, ce qui a permis de lui faire réintégrer son instrument originel. Comme l’orgue de 1718, et bien que l’expression date des années 1950-60, l’instrument a été harmonisé à « Plein-vent ». En souvenir des voix enthousiastes des maraîchers.

L’inauguration eut lieu du 29 mai au 7 juin 2015, dimanche de la Trinité, avec notamment un récital de  François Menissier.

 

Le buffet

Par rapport aux autres buffets construits pour des orgues Silbermann, celui-ci est moins « classique français ». Il est d’abord moins élancé, en raisons de contraintes en hauteur, à l’origine (place réduite sous le plafond). Les tourelles sont dotées de 9  tuyaux (ou 7 au positif) au lieu des 5 préférés par le style classique français. Il y a trois tourelles au grand corps, la plus grande au centre, et, pour équilibrer les courbes, deux au positif, qui encadrent une plate-face double. L’ornementation est de style rocaille (jouées, claires-voies, culots en feuilles d’acanthe) avec des rinceaux et des couronnements très développés.

Console:

La console a été inspirée du modèle de Marmoutier. Le pupitre, formé d’un cadre chantourné, est en copie de ceux de Silbermann. Les claviers ont les mêmes dimensions qu’à Marmoutier, avec des placages en ébène et os. Pédalier en copie de celui de Marmoutier en chêne avec feintes à bec et faible course. Tirants de jeux avec pommeaux en poirier, étiquettes en parchemin. Banc en copie de Silbermann, s’appuyant sur la laye du positif.

 

Transmission:

Abrégé du grand-orgue avec des rouleaux en fer (en partie), mécanique du positif de dos foulante avec pilotes et balanciers qui s’ouvrent directement aux soupapes. Tirasse réalisée par des soupapes dans le sommier du grand-orgue (comme en 1718, mais dotée d’un tirant). Tirage des registres par rouleaux en chêne, bras et sabres en fer forgé.

 

Soufflerie:

Soufflerie dans le clocher, constituée de 3 grands soufflets cunéiformes de 2,60 m sur 1,46 m, à un pli rentrant, en sapin avec poulies. Il y a 3 modes opératoires différents : manuel, ventilateur, ou « automate ». Pression : 72 mm de colonne d’eau.

 

Tuyauterie

Environ la moitié des tuyaux de l’orgue actuel sont des Silbermann, mais beaucoup de biseaux avaient été changés en 1952. Diapason : 460 Hz (correspondant au ton « de Cornet » de l’orgue de 1718). Pour le tempérament, ce n’est finalement pas celui découvert sur le « neuvième positif » (l’orgue qui se trouve actuellement dans le chœur gothique de Sainte-Madeleine) qui a été utilisé. Datant de 1719 mais partitionné en 1730 pour les Tiercelines de Haguenau, il aurait représenté un anachronisme. C’est un tempérament plus « ancien » à neuf quintes réduites au cinquième de comma pythagoricien ainsi que deux quintes pures et une quinte du loup qui a été adopté.

Pour la Soubasse, le modèle a été pris à Altorf. Pour les tuyaux graves de la Montre du grand-orgue (en bois) c’est celle de Rosheim qui a servi de modèle. La Montre est de forte taille, car bien que l’orgue sonne plus aigu que d’habitude, les diamètres « standards » ont été adoptés par André Silbermann. Du coup, le rapport hauteur/diamètre est plus généreux (les tuyaux sont plus larges), ce qui donne une personnalité toute particulière à la Montre de Sainte-Aurélie.

Cet orgue présente donc de nombreuses spécificités par rapport aux autres Silbermann, ce qui en fait un exemplaire unique. Les travaux de 2014-2015 ont permis de les retrouver, et voir ces singularités « surgir du fond des siècles » est toujours quelque chose d’émouvant. Le seul vrai défaut des orgues Silbermann est sûrement… de se ressembler un peu trop. De fait, à part quelques détails (et même si ceux-ci ont noirci des tonnes de papier), ni André ni Jean-André n’ont brillé par leur imagination, surtout en ce qui concerne les compositions. Ils ont toujours été très fidèles à « leur » style, c’est-à-dire, schématiquement, un Thierry avec une pédale indépendante…

Or, certaines découvertes faites à Sainte-Aurélie viennent éclairer différemment cette « fidélité aux traditions » : elle s’accompagnait de changements certes invisibles « sur le papier », mais d’une grande portée sonore. Une restauration réussie est décidément une opération qui doit non seulement rendre un orgue impeccable, restituant fidèlement ce qui a été décidé à la date-cible choisie, mais aussi contribuer à la connaissance globale de la facture, et enthousiasmer le public pour qu’il soutienne les suivantes. Ce qui a été fait à Sainte-Aurélie est exemplaire. Il faut absolument venir écouter et visiter ce Silbermann « différent ».

 

Sources :

  • Plaquette « Patrimoine restauré » édité par la DRAC d’Alsace et rédigé par Jean Arbogast, Quentin Blumenrœder, Christian Lutz, Petra Magne de la Croix, Pascal Meyer, Jerome Mondésert, Louis-Napoléon Panel, Gilbert Poinsot, Jean-Jacques Rohé, Christian Schalck, Danièle Silberzahn.
  • Victor Weller
  •  Site Quentin Blumenroeder
  •  Alexis Platz 
  • Marc Schaefer : « Das Silbermann Archiv », éditions Winterthur, 1994, p. 357-8,414-6, 491
  • Pie Meyer-Siat : « Inventaire historique des orgues d’Alsace », éditions ARDAM, puis Coprur, 1985 et 2003, p. 182a-b
  •  « Inventaire technique des orgues d’Alsace », éditions ARDAM, vol. 4, p. 656-7
  • Martin Vogeleis : « Quellen un Bausteine zu einer Geschichte der Musik und Theaters im Elsass 500-1800 », éditions F.X. Leroux, Strasbourg, 1911, p. 405
  •  J.F. Lobstein : « Beiträge zur Geschichte der Musik im Elsass und besonders in Strasbourg von den ältesten bis auf die neueste Zeit », éditions Dannbach, Strasbourg, p. 91-
  • Marc Schaefer : « Recherches sur la famille et l’oeuvre des Silbermann en Alsace (thèse de doctorat de 3ème cycle). Publié par la Walcker-Stiftung für orgelwissenschaftliche Forschung ; http://www.walcker-stiftung.de/ « , 1984, p. 105
  •  « Orgues Silbermann d’Alsace – Itinéraire commenté », éditions ARDAM
  • Barth] Médard Barth : « Elsass, ‘Das Land der Orgeln’ im 19. Jahrhundert », in « Archives de l’Eglise d’Alsace », vol 15., éditions de la société Haguenau, 1965-66, p. 352
  • Pie Meyer-Siat : « Valentin Rinkenbach, François Ignace Hérisé, les fils Wetzel, facteurs d’orgues », éditions Istra, p. 224-5
  • Maison Muhleisen : Document « compofr_rea89.pdf »
  • René Muller : « Anthologie des compositeurs de musique d’Alsace », éditions Fédération des Sociétés Catholiques de Chant et de Musique d’Alsace, 1970, p. 96-7
  • Quotidien ‘Dernières nouvelles d’Alsace’ du 08/07/1952