SOULTZ-LES-BAINS – Eglise Saint-Maurice

Photo : J.Ph.Grille

Jean-André Silbermann

1762

Classé au titre des Monuments historiques en 1977 (buffet) et 1979 (partie instrumentale)

Depuis 1683, les chanoines de St-Pierre-le-Jeune à Strasbourg occupaient le chœur de leur ancienne église collégiale, séparé par un mur de la nef affectée à la paroisse protestante. Pour remplacer leur orgue, posé en 1711 par Joseph Waltrin, ils commandèrent le 28 mai 1761 un nouvel instrument au célèbre facteur d’orgues strasbourgeois Johann Andreas Silbermann (1712-1783). Cette acquisition s’insérait dans une campagne de renouvellement du mobilier, sous l’instigation du nouveau doyen Lantz, futur vicaire général du Cardinal de Rohan. Selon le devis du 18 avril 1761, Silbermann s’engagea à livrer pour 1.500 florins un petit orgue avec la composition suivante :

I Grand-orgue (49 notes, C-c’’’)
Bourdon 8 1ère octave en chêne, puis étoffe.
Prestant 4 Étain fin poli.
Flutte 4 Etoffe.
Nazard 2 2/3 Etoffe.
Doublette 2 Étain sur pieds d’étoffe.
Tierce 1 3/5 Etoffe.
Cornet 4 rgs Etoffe, sans 8’.
Fourniture 3 rgs Étain sur pieds d’étoffe.
Cromhorne 8 Étain sur pieds d’étoffe, B+D.

II Écho (28 notes, a-c’’’)
Bourdon 8 Etoffe.
Prestant 4 Etoffe.
Cornet 3 rgs Etoffe
Flagolet 1 (‘Sic), étoffe.

Pédale (étendue non précisée par le marché, mais attestée ultérieurement à 13 notes, C-c)
Octavenbaß 8 Tuyaux ouverts.
Tremblant doux
Tremblant fort

La construction débuta effectivement en septembre 1761, une fois achevée celle du grand instrument d’Arlesheim (Suisse) à la fin du mois d’août. Le premier acompte de 500 florins, qui devait être payé au début des travaux, fut versé le 7 novembre 1761. L’orgue fut confectionné dans l’atelier, le soubassement et l’étage de la tuyauterie y furent montés séparément. La construction en atelier semble avoir duré huit mois. Quant au montage dans l’église, il dura quatre semaines, du 3 au 28 mai 1762, et il est décrit jour par jour dans les cahiers manuscrits de Silbermann. Le montage proprement dit dura une semaine, la mise en harmonie et l’accord des tuyaux trois semaines. La réception des travaux fut assurée en juin 1762 par Sixtus Hepp, organiste du Temple-Neuf à Strasbourg. L’instrument fut construit tel que le prévoyait le devis, à la réserve que les trois rangs aigus du Cornet d’écho avaient été dissociés par des registres Pour le buffet de quatre pieds, Silbermann reprit un dessin qu’il avait élaboré dès 1736 pour l’église de Neuf-Brisach, où il n’avait pas été réalisé, et qu’il avait déjà appliqué au couvent des Unterlinden à Colmar (1738, aujourd’hui à Eschentzwiller), au couvent des Dominicaines de Sylo à Sélestat (1750, aujourd’hui à Sundhouse) et qu’il utilisera plus tard pour le couvent des Dominicaines de Guebwiller (1771, aujourd’hui à Walbach) et pour celui des Catherinettes à Colmar (1772, aujourd’hui partiellement conservé à Altkirch). Il y eut également une variante en six pieds, avec sept tuyaux dans les tourelles latérales au lieu de cinq, dans trois orgues construits sur la rive droite du Rhin, à Ettenheimmünster, Riegel et Meißenheim. Imaginée dès 1733 par Jean-André Silbermann, la tourelle centrale à trois compartiments est un peu la signature ce ce facteur, que l’on retrouve dans nombre de ses réalisations. Quant à l’instrument lui-même, il était de taille assez réduite mais suffisante pour le chœur de l’église Saint-Pierre-le-Jeune. Son harmonie était particulièrement douce, au dire du facteur, car l’instrument n’avait pas à accompagner le chant d’une assemblée, il se contentait de jouer un rôle concertant dans des versets joués en alternance avec le plain-chant des chanoines.

La famille Silbermann entretint l’instrument, en le nettoyant notamment en 1764, 1767, 1771, 1775, 1779 et 1784. L’orgue resta en place au cours de la Révolution et reprit du service lors du rétablissement du culte, pour la nouvelle paroisse catholique Saint-Pierre-le-Jeune. L’entretien fut alors assuré par les Sauer, artisans issus de l’atelier de Silbermann. Le facteur strasbourgeois George Wegmann leur succéda en 1835, ajoutant en 1837 une Montre 8 au grand-orgue et une Trompette 8 à la pédale. Plus importante fut la transformation commandée en 1848 à la maison Stiehr-Mockers, cet important atelier de Seltz. Pour 2.433 francs, les modifications suivantes furent entreprises :

  • suppression de l’écho de 28 notes au profit d’un positif de 49 notes, avec réutilisation et complément de quatre jeux de Silbermann et ajout de deux jeux neufs.
  • remplacement de la pédale de 13 notes et deux jeux par une pédale de 20 notes et quatre jeux, tous de huit pieds (!) avec un Bourdon 8 de pédale dont il n’existe pas d’autre exemple chez les Stiehr.
  • remplacement au grand-orgue de la Tierce 1 3/5 par une Gambe 8 et pose d’un Basson-Trompette 8 à la place du Cromorne déplacé au positif ;
  • renouvellement du clavier de grand-orgue.
  • hausse d’un demi-ton du diapason, de si bémol à si bécarre.

Sur la foi d’un rapport sévère établi par Joseph Wackenthaler et Théophile Stern, respectivement organistes à la cathédrale et au Temple-Neuf, la paroisse St-Pierre-le-Jeune décida en 1863 de commander un nouvel orgue à la maison Stiehr-Mockers. Bien que condamné danscette église strasbourgeoise, l’orgue Silbermann fut vanté par l’organiste de Saint-Pierre-le-Jeune à son frère, l’abbé Louis Meyer, qui était curé à Soultz-les-Bains. Celui-ci fit donc affaire avec Stiehr, qui revendit l’instrument à Soultz-les-Bains et le transféra avant la fin de l’année 1865 dans la nouvelle église érigée en 1846, jusqu’alors dépourvue d’orgue. Cet achat n’apparaît pas dans les comptes de la fabrique, qui ne comportent en 1865 qu’une dépense de 2,10 francs pour un miroir, probablement destiné à l’organiste. Celui-ci fut rémunéré à partir de 1866, à raison de 30 francs par an. On peut donc penser que l’abbé Meyer paya l’instrument au moyen d’une souscription lancée parmi ses paroissiens, sans toucher à la caisse de la fabrique.

En 1874, le futur compositeur MarieJoseph Erb, alors âgé de 15 ans, passa ses vacances d’été à Soultz-les-Bains. Il raconta plus tard sa rencontre décisive avec l’abbé Meyer : “le curé de cet endroit, m’ayant entendu toucher le mauvais orgue de son église, me demanda de remplacer son organiste les dimanches suivants. C’est ce digne prêtre qui décida mon père à ne pas me lancer dans le commerce, mais à m’envoyer compléter mes études musicales à Paris à l’école Niedermeyer”. Erb ne garda pas le meilleur souvenir de l’orgue Silbermann, qui devait pourtant être en bon état, neuf ans après son transfert par Stiehr, mais c’est bien à Soultz-les-Bains que son destin de musicien se joua.

Lors de la réquisition des tuyaux de façade en étain en 1917, ceux de Soultz-les-Bains ne furent pas signalés à l’administration allemande comme étant de Silbermann, ce qui les aurait sauvés, et furent donc déposés le 4 avril 1917 et fondus. Leur renouvellement, en zinc pour des raisons d’économie, s’accompagna d’autres transformations réalisées en 1930 par Franz Kriess, petit facteur établi à Molsheim :

  • remplacement de la Fourniture 3 rgs du grand-orgue par un Bourdon 16 en bois, commençant sur le deuxième do
  • pose d’une Voix céleste au positif, sur un emplacement laissé libre par Stiehr
  • remplacement de la Trompette 8 de pédale par un Bourdon 16
  • nouvelle hausse du diapason, de 415 à 435 Hz, par recoupes de la tuyauterie et entailles de timbre
  • peinture du buffet en couleur faux-bois.

La dépense de 18.647,35 francs fut couverte par une participation communale de 10.000 francs et par un don de 8.647,35 francs de Mlle Louise Eberling. Ces travaux furent réceptionnés le 16 février 1930 par Martin Mathias, organiste de la cathédrale de Strasbourg et frère du chanoine François-Xavier Mathias.

Depuis 1930, l’orgue n’avait plus fait l’objet d’autre intervention que le simple entretien et était en mauvais état dès les années 1970. Malgré les atteintes subies, il conservait encore une proportion notable de matériel ancien :

  • le buffet en chêne de Silbermann 
  • le sommier du grand-orgue, de Silbermann, et ceux du positif et de la pédale, de Stiehr 
  • le premier clavier, de Stiehr, et le second, de Silbermann 

Ces éléments auquel il faut ajouter le classement au titre des Monuments historiques en 1977 et 1979  justifiaient donc au début des années 2000 que l’on songe à une restauration. Selon la déontologie des Monuments historiques, la restauration d’un orgue ancien a ordinairement pour objet de restituer le dernier état musicalement cohérent qu’ait connu l’instrument. Il ne fut pas jugé opportun de rétablir l’état de 1762 car cette restitution, possible en soi, aurait conduit à la dépose de tous les éléments de Stiehr et de Wegmann, qui font partie intégrante de l’histoire de l’instrument. Il n’était pas non plus acceptable de conserver l’état issu des transformations de 1930, en raison de l’hétérogénéité et de la piètre qualité des tuyaux posés par Kriess. C’est pourquoi il a été décidé de restituer l’état de 1848, dans lequel l’instrument a été transféré en 1865 dans l’église de Soultz-les-Bains. Après un appel d’offres lancé sous la maîtrise d’ouvrage de la commune de Soultz-les-Bains, la restauration de l’instrument fut attribuée à l’entreprise Kern. Elle fut réalisée dans ses ateliers de Hattmatt, sous la direction de Daniel Kern et de son fils Olivier.

Il fut un moment envisagé de remanier la disposition intérieure du positif et de la pédale, en baissant au niveau du sol les sommiers de pédale. Cela aurait permis de supprimer la large clôture de pédale du premier étage et de mieux dégager et mettre en valeur le très élégant buffet de Silbermann. Mais cela aurait conduit à la dépose de nombreux éléments de la mécanique et de l’alimentation en vent, de Stiehr, voire de Silbermann. C’est pourquoi il a finalement été décidé de ne pas toucher à la disposition intérieure de 1848. Pour les mêmes raisons, on a renoncé à toute augmentation du nombre de notes à la pédale, qui aurait eu de lourdes conséquences patrimoniales. Au positif, Stiehr avait laissé un emplacement vide pour un jeu supplémentaire non identifié. Il n’y avait pas d’inscription au crayon sur la chape, qui était percée pour un jeu aigu, et l’étiquette du tirant était restée blanche. Dans le doute, il a été décidé en cours de chantier de poser un jeu de Flageolet 1, de taille flûtée, en souvenir du « Flagolet » de Silbermann. Le buffet a été entièrement restauré en atelier. La boiserie a été décapée pour supprimer la peinture faux-bois de 1930 puis revernie. Dans le cartouche comportant les armes du chapitre de Saint-Pierre-le-Jeune, la polychromie et la dorure ont été restituées par le doreur Pascal Meyer, sur la base des reliquats retrouvés lors de sondages. Dans la console, les étiquettes de Stiehr ont été retrouvées sous les étiquettes de Kriess et ont été conservées (bien qu’elles recouvrent celles de Silbermann, qui n’ont pas été dégagées). Le pédalier de Stiehr et le banc de Silbermann ont retrouvé leur configuration originelle. La tuyauterie a été restaurée en ressoudant les entailles de timbre de Kriess et en rallongeant les tuyaux recoupés. Le diapason de Stiehr a été restitué, à 410 Hz à 15° C. Le tempérament est égal. Les deux soufflets cunéiformes ont été ouverts pour les remettre en peau, ce qui a permis de retrouver de nombreux brouillons manuscrits de J.-A. Silbermann. Ces feuillets ont été photographiés et laissés en place. Les deux soufflets sont à présent utilisés comme réservoirs avec le ventilateur électrique mais peuvent toujours être actionnés à la main, sans électricité.

Les deux soufflets cunéiformes de l’orgue de Soultz-les-Bains sont les seuls soufflets de Jean-André Silbermann qui soient conservés. Aussi ont-ils pu servir de modèles – à des degrés divers – pour des reconstructions de soufflets disparus, par exemple à Châtenois, à Wasselonne et à Villingen. En essayant d’en étudier la construction intérieure, il avait été constaté, en entrouvrant une soupape d’aspiration, que le soufflet du haut était encollé de fragments de textes notés de la main de Jean-André Silbermann. Le soufflet du bas, quant à lui, était inaccessible. La présente restauration était l’occasion espérée d’étudier l’ensemble de ces manuscrits, une fois les soufflets ouverts. En effet les surfaces internes des deux soufflets, aussi bien les tables que les éclisses, sont entièrement encollées de papier. Rappelons que c’est une procédure ordinaire afin d’obtenir une meilleure étanchéité. Vu le prix du papier, les facteurs d’orgues utilisaient très souvent des documents n’ayant plus d’utilité pour eux (lettres, brouillons, bordereaux d’expédition) ou trouvés sur place ou dans l’entourage (pages de journaux ou de livres, épreuves d’imprimerie, comptes, feuilles d’impôts, devoirs d’écoliers, notes de prédications, partitions de musique). De tels éléments peuvent avoir de nos jours un intérêt documentaire important. Vu la personnalité extrêmement riche de Jean-André Silbermann, les documents de l’orgue de Soultz-les-Bains sont du plus haut intérêt. Ils reflètent les domaines d’activité très divers développés par lui, tels que l’histoire locale, l’archéologie, le dessin… sans oublier la facture d’orgues. Par ailleurs, certaines notices n’ont qu’un caractère privé ou anecdotique. Les feuillets sont de dimensions diverses. Certains se chevauchent et ne permettent pas une lecture complète. Certains comportent des dates de rédaction ; elles vont de 1741 à 1759. La plupart des notices sont rédigées à l’encre ; celles qui sont écrites au crayon sont difficiles à déchiffrer. On trouve par exemple :

  • des notices anciennes concernant le voyage de Jean-André Silbermann en Saxe en 1741 et en particulier son séjour à Zittau. Nous y apprenons, entre autres, que Gottfried Silbermann, l’oncle de Jean-André, pratiquait la saignée une fois par mois.
  • une brève notice à propos de l’incendie de la cathédrale de Strasbourg du 27 juillet 1759. Elle devait probablement servir de légende à un dessin représentant l’une des 4 croix qui se trouvaient sur les pignons de la tour de croisée et qui disparurent à la suite du sinistre.
  • un fragment au crayon sur l’histoire des corporations de Strasbourg.
  • le début d’un projet de composition ou de contrat pour l’orgue de l’abbaye de Pairis dans le Haut-Rhin construit en 1755. (cf ci-dessous)
  • une esquisse de paysage de montagne, où l’on relève les mots de « Birkenfelß » et « Hertzthal ». Une indication, au crayon, concernant les noyaux des jeux d’anche pour l’orgue de Scherwiller en 1759. 
  • une page de brouillon ayant trait à la LocalGeschichte der Stadt Straßburg. Il y est question de la destruction de la ville en 407, de l’abandon d’Argentoratum par les Romains et de l’élargissement des murs d’enceinte. Silbermann fait allusion à l’auteur Gregorius Turorensis. Il est frappant de voir avec quel soin il modifie et corrige son texte. La présente formulation ne se trouve ni dans le premier manuscrit de son ouvrage, intitulé Local-Historie der Stadt Straßburg, ni dans le second, approuvé par le préteur royal, le Baron d’Autigny, qui servit de base à la version imprimée parue à Strasbourg en 1775.
  • quelques fragments d’une partition musicale inconnue, d’une autre main. Le mot « Patrem » laisse entendre qu’il s’agit d’une partie du Credo d’une Messe.
  •  Les documents les plus originaux sont probablement les relevés de comptabilité domestique de Jean-André Silbermann. Ils sont rédigés de toute évidence par son épouse, Anne-Salomé née Mannberger. Sous le titre de « Haußhaltung », les dépenses sont notées au jour le jour. Ainsi, nous pouvons suivre le ménage pendant plusieurs semaines d’affilée. Il s’agit avant tout de dépenses d’alimentation, mais également de vêtements ou de salaires.
photo : Claude Menninger

Tuyauterie avant restauration : poussière, modifications, déformations dus aux accordages intempestifs laissent deviner le travail à venir

Photo : Christian Lutz

Tuyauterie de pédale restaurée : on distingue des tuyaux neufs (Trompette), des tuyaux rallongés (Bourdon 8), un faux sommier neuf

Photo : Daniel Kern